Biography
Rodney Saint-Éloi (né en 1963) est un poète, écrivain, essayiste et éditeur né en Haïti. Il a étudié la littérature francophone à l’Université Laval. Son mémoire Émergence de la poétique créole en Haïti porte sur l’histoire de la langue créole. Il a fondé en Haïti la maison d’édition Mémoire, le magazine Cultura et la revue d’art et de littérature Boutures. Rodney Saint-Éloi est l’auteur d’une dizaine de livres de poésie et a traduit une dizaine d’ouvrages du français au créole. Il dirige plusieurs anthologies et, en 2003, fonde à Montréal les éditions Mémoire d’encrier, devenues la référence pour une littérature de la diversité. Il découvre des écrivains de différentes origines (amérindienne, québécoise, haïtienne, sénégalaise, antillaise, etc.) dans une démarche « d’altérités porteuses d’avenirs et de solidarités ».
Micro-interview
Oui, je lisais de la poésie à l’école à Port-au-Prince. J’apprenais par cœur des poèmes. Et c’était ainsi. Marteler les mots. Partager des vers comme on partage du pain et de l’eau. Nous avions eu peu de livres. Nous nous amusions à lire des poèmes et à les chanter. C’était un jeu entre nous. Quelqu’un disait un vers ou une strophe, et un autre poursuivait jusqu’au dernier vers du poème. Cette manière de dire le poème en nous maintenait en vie et nous donnait aussi de quoi rêver. La plupart d’entre nous apprenaient ainsi le français. Nous tous étions créolophones, et étudions tous en français, qui était une langue étrangère. Il nous a fallu apprendre la langue, nous contraindre à vivre dans une autre langue. C’est dans les poèmes de Baudelaire, Victor Hugo, Musset, Louis Aragon, Lamartine, Verlaine, Apollinaire, etc.
J’ai commencé très tôt à écrire de la poésie. J’avais treize ans. Et la poésie me permettait d’imaginer le monde. Je pouvais bouger sans me déplacer. Tout se passait dans ma tête. Je devenais libre avec la poésie. Je jouais avec les mots. La poésie m’était devenue naturelle. À l’école, je devais justifier les absences des camarades de classe, j’écrivais des lettres d’excuses et mentais. C’est ainsi que j’apprenais le pouvoir des mots et les maux du pouvoir. Je savais pertinemment quoi dire. Par la suite, j’écrivais les lettres d’amour de mes amis. Je connaissais les mots et les phrases qu’il fallait pour dire l’amour et la passion. C’est là que je me suis découvert poète. Avec les vingt-six lettres de l’alphabet, je pouvais déplacer des montagnes, atteindre des cœurs ou empêcher le renvoi d’un élève. J’étais tantôt le guerrier, tantôt le justicier, tantôt l’orphelin. Et ces identités là me faisaient voyager à l’intérieur des mots et des autres. Je découvrais avec les mots l’altérité. Comment être avec l’autre. Comment être vivant au cœur vivant du monde.
Le travail du poète est de garder vivants les vivants. Car les êtres humains s’ils n’ont pas en eux la lumière et la vérité, ils sont morts. Le travail du poète consiste à garder au bout de ses doigts la beauté du monde. Il voit plus loin et plus haut. Il regarde la lumière. Il s’y attache. Que sommes-nous sans cette lumière qui nous pousse vers les étoiles et les soleils. Nous avons le devoir de créer une humanité qui ne soit pas abandonnée aux cyniques, aux banquiers et aux trafiquants. Le poète doit exister. Car il nous pousse tous à mieux voir. Que serait Montréal sans Gaston Miron, sans Marie Uguay, sans Louise Dupré ? Que serait Port-au-Prince sans James Noël, sans Franketienne, sans Yanick Jean ?
Je ne sais pas comment ni pourquoi j’écris. Peut-être pour rester debout. Pour ne pas mourir. Ces deux livres Je suis la fille du baobab brûlé et Moi tombée, moi levée, je les ai écrits simplement. Ou plutôt ils s’écrivent par eux-mêmes, en s’imposant à moi. Les textes commencent toujours par une question à laquelle on cherche une réponse. Quand j’ai commencé à écrire Je suis la fille du baobab brûlé (Mémoire d’encrier, 2015), j’étais en train de penser à la part féminine en tout être humain. Je suis élevé par des femmes. Elles m’ont ouvert les yeux sur le monde, sur la vérité et la justice. Elles m’ont transmis la joie de vivre et un certain goût du bonheur. J’existe d’abord par elles et pour elles. Donc, je voulais écrire dans la peau et dans la voix d’une fille qui traverse les continents et qui brûle les mémoires et les convenances. Je voulais ainsi revendiquer la part féminine qui vit en tout homme. Dans mon pays d’origine, on demande aux hommes d’ajouter du masculin, du muscle à leur être. Il faut être un super macho… Moi, je pensais justement rendre hommage aux femmes de ma vie, à ma grand-grand-mère Tida, à ma grand-mère Contita et à ma mère Bertha, en accueillant et en célébrant ces voix féminines. Pour Moi tombée moi levée (Le Noroît, 2016), c’est une manière d’altérité. Je vis à Montréal, et les villes sont souvent des âmes sœurs que l’on croise. Des visages que l’on aime. Ici, j’ai rencontré ma grande amie poète Louise Dupré. Je voulais lui écrire pour lui raconter qui je suis et d’où je viens. J’ai écrit un premier texte en hommage à Louise Dupré que j’ai lu dans une soirée de poésie. Et le texte a continué à s’écrire malgré moi. Le livre a pris forme par ce besoin d’écrire à Louise Dupré. De lui parler de moi, de mon pays et des choses de la vie, de l’amour et de la tendresse. Je raconte dans ce livre ce simple proverbe haïtien qui veut que les femmes tombent et se relèvent. D’où le titre Moi tombée moi levée.
« Enfin si les mots veulent… » de Sony Labou Tansi